[ ONE ] La famille Woźniak. T'as jamais compris pourquoi on lui donnait ce nom là... d'où vous étiez une famille ? Ta mère était dépressive, une ballerine déchue, bafouée, aux rêves brisés, incapable d'assumer des gamins. Ton père n'avait rien d'un père, à se demander pourquoi il ne s'était pas fait couper les couilles dès l'départ, pour s'assurer de ne jamais procréer. Arrivés à Vegas, à peine mariés, tes parents avaient sûrement en tête le rêve américain. Sauf que lorsque l'on attend que ça vous tombe tout cuit dans l'assiette, le rêve américain, devient vite un cauchemar... Heureusement y avait ton frère, quelques années de plus que toi, la même tronche, la même dégaine, deux copies conformes. C'est lui qui t'a élevé, comme il a pu. Il était tout pour toi, et te faisait oublié les coups de votre père et l'indifférence de votre mère. Il te faisait rire après les larmes. Sourire, même lorsque vous saviez que votre mère se saoulait encore toute seule dans la cuisine. Tu sais pas ce que t'aurais fait sans lui, ce que tu serais devenu. [ TWO ] Une vie merdique, comme celle de tant d'gamins du quartier pauvre dans lequel t'as grandi, c'est ce que t'avais. Tu t'en plaignais pas, parce que pour toi, c'était normal. Tu comparais tes bleus à ceux de tes potes dans la cours de récré, comme un jeu un peu malsain. De toute façon, vous pouviez pas faire grand chose d'autre. T'as appris à skater avec ces mêmes gamins, devenant les responsables de vos nouveaux bleus, de vos nouvelles cicatrices. T'es devenu un ado, en admiration devant ton grand frère, celui-là même qui t'a offert une batterie en skred, quand ton père refusait que tu apprennes à en jouer, alors que t'en crevais d'envie. Celui, qui t'a ramené à la maison après ta première cuite, qui t'a tendu ce verre d'eau salvateur le lendemain matin. Celui qui t'a donné des conseils pour draguer cette fille un peu trop timide dans ta classe. Celui qui a eu cette conversation gênante pour t'apprendre à utiliser des préservatifs. Qui t'a fait comprendre que tu valais quelque chose dans c'monde. Mais faut croire que t'as trop compté sur lui, et que t'étais pas l'seul. Parce qu'Emeryk était le pilier de la famille, celui qui maintenait le tout à peu près droit. Trop de responsabilités qui pesaient sur ses épaules, alors qu'il était même pas encore majeur. Pourtant, il en laissait jamais rien paraître, il était toujours là, droit et fier. Toujours avec ce même sourire rassurant, comme si le monde lui appartenait. [ THREE ] Tu t'souviens de cette nuit-là, avec bien trop de lucidité. Six sonneries de téléphone, avant que tu sortes de ta chambre pour aller décrocher, parce que personne d'autre ne semblait daigner l'faire. Le ton grave de la personne à l'autre bout du fil, le visage que tu lui as imaginé lorsqu'il te parlait. Le cinquantaine, grisonnant, les traits burinés par les années, les cernes creusées par les trop nombreuses heures travaillées de nuit. Les mots exactes qu'il a prononcés. Et cette sensation de sentir le monde autour de toi s'arrêter, l'oxygène disparaître et ton cœur qui s'met à cogner dans ta tête. Combien de lampadaires sur le chemin de l'hôpital, combien de tubes sur son corps, le rythme des bips des moniteurs. Tout. Tout est encore si clair dans ta tête, encore aujourd'hui. Et tu t'souviens de tous ces termes que tu ne comprenais pas. Jusqu'à ce qu'on vous parle enfin comme si vous étiez des êtres humains. Ton frère avait fait une overdose, sauvé in extremis, il aurait sûrement des séquelles, mais ils ne pouvaient encore dire quoi exactement. Le verdict est tombé quelques jours plus tard, à son réveil. Ton frère était revenu, mais ne serait plus jamais vraiment là. Le cerveau trop atteint, il ne serait plus jamais le même. Il n'était pas mort, mais tu l'avais perdu... Tu savais qu'un jour, tu le perdrais, t'étais pas idiot. Mais tu pensais pas, que tu le perdrais si tôt, et surtout, que tu le perdrais avant même qu'il ne meurt. Tu savais, qu'Emeryk se droguait, c'était pas un secret entre vous. Tu n'savais juste pas à quel point il était accro, à quel point il en avait besoin. Ton héros était tombé, et tu n'avais plus personne sur qui compter. [ FOUR ] La famille Woźniak. Enfin, si tu pouvais encore estimé qu'elle existait encore, s'est effondrée après ça. Parce qu'il n'était plus là pour maintenir tout ça debout, parce que votre pilier s'était effondré. Ta mère s'est un peu plus enfoncée dans l'alcool, ton père l'a suivi. L'argent s'est mis à manquer assez rapidement après ça. Et les colères de ton père se sont multipliées, toujours plus violentes, toujours plus longues. Et puis le drame. Encore un. De cette nuit-là, tu n'en gardes pourtant presque aucun souvenir cette fois. Du sang, juste le sang et la douleur. Le bide ouvert, tout comme les yeux de ta mère, mais eux sans vie. Tu t'es réveillé à ton tour à l'hôpital, les mêmes tubes, les mêmes bips que pour ton frère avant toi. Mais toi, t'étais encore là. Mal en point, mais bel et bien vivant. A tout juste seize ans, t'avais vu ton frère disparaître, ta mère mourir et bientôt tu verrais ton père finir en prison. T'as cru que s'en était fini de toi, que tu t'en relèverais pas. Tu t'es puni d'être le dernier survivant, à coups de lame de rasoir, à coups de brûlures de cigarette sur tes avants-bras, quand t'as été placé à Blue Willow, foyer pour garçons de 16 à 19 ans, après plus de six mois passés à l'hôpital. [ FIVE ] T'as passé plusieurs années dans c'fameux foyer. Et de base, t'avais aucune envie de t'y intégrer. Tu voulais parler à personne, t'attacher à personne. Tu voulais juste attendre que le temps passe et te barrer d'là. Mais c'était sans compter sur un type un peu plus âgé que toi. T'as vite compris que lui résister servirait à rien, alors tu t'es mis à lui parler, pour qu'il te foute la paix. Et puis, sans même t'en rendre compte, t'es lentement devenu pote avec lui. Vous aviez rien à voir, l'un et l'autre, et pourtant ça collait quand même. Va comprendre les choses des fois ! Et puis à vous deux, se sont ajoutés un autre type et par extension sa frangine, placée dans un foyer pour filles, pas très loin du vôtre. Vous vous êtes rapprochés tous les quatre, avec vos vies crasseuses et vos âmes cabossées, mais cette envie déchirante de vous en sortir malgré tout. Et puis, il y avait la musique. Une passion commune pour cette musique de sauvages, que détestaient tant vos éducateurs. Vous ne vous lassiez jamais d'écouter vos morceaux favoris à fond, narguant les autres mêmes de Blue Willow, ignorant les réprimandes des adultes. [ SIX ] Far From The Hesperides, ça a été votre ultime bouée de sauvetage. Le groupe que vous avez formé ensemble, grâce à de vieux instruments qui traînaient dans un coin du foyer. Parce que si vous ne pouviez plus vous déchaîner sur des chansons mises à fond, ils ne pouvaient pas vous priver de jouer ensemble. C’a été la dernière raison qui manquait à ta vie pour vouloir t'en sortir réellement. T'as lentement laissé de côté tes lames de rasoir, sans vraiment t'en rendre compte, ne lâchant désormais plus ces baguettes, que t'avais laissées de coté trop longtemps. Extériorisant ton mal être au travers de quelques textes que t’écrivais pour le groupe aussi, mais surtout en lâchant toute la rage que t’avais en toi sur tes caisses. Le metalcore c’était finalement le style qu’il te fallait, vraiment. [ SEVEN ] Vous avez fini par sortir les uns après les autres du foyer, une fois l’âge limite atteint. Et il a bien fallu te trouver un job. T’es l’dernier à avoir retrouvé ta liberté et t’as eu de la peine à te trouver un appart. T’as fini dans un coloc random, où tu connaissais personne, en attendant de pouvoir trouver quelque chose pour vivre avec les autres membres du groupe. Quant à ton premier job ? Il n’avait rien de bien glorieux, t’étais gardien de nuit dans une boîte d’import-export. La seule chose que tu faisais, était de rester assis devant des écrans pour t’assurer que personne ne rentrait dans l'entrepôt. Et parfois, tu faisais une ronde. Mais ça ne payait pas assez, alors t’as trouvé un petit à côté, par le biais d’un ancien du foyer. T’es devenu livreur le jour. Le genre de livreur qui ignore ce qu’il se trouve dans son colis, mais qui sait pertinemment que c’est mieux comme ça, parce que ce n’est certainement rien de très catholique. T’étais plutôt efficace, discret et comme à ton habitude, tu parlais peu et ne posais jamais de question. L’employé parfait en résumé pour ce genre de boulot. Et puis, ayant un pied dans l'business, quelques années plus tard, on t'a proposé un autre taf, toujours en voiture, mais cette fois, ce serait des filles que tu livrerais. T'es devenu chauffeur pour une boîte burlesque, amenant des filles chez des clients privilégiés et les ramenant ensuite entières au cabaret. Tu sais très bien que ça n'a rien de très légal, mais ça paie bien et tu ne vas pas changer tes vieilles habitudes et commencer à ouvrir ta gueule maintenant. [ EIGHT ] Au fil des années, FFTH a fini par avoir sa petite notoriété. D'abord dans votre quartier, ensuite à Vegas, puis dans d'autres Etats. Vous êtes loin d'être des stars, mais vous avez déjà fait des petites tournées dans le pays. Vous avez même participé à des festivals, sur une scène et à un horaire pas trop dégueu. Vos avez même eu quelques premières parties de groupes bien plus connus que vous dans les environs. Non, vraiment, vous avez matière à devenir quelque chose dans l'univers de la musique, il vous faut juste encore un peu de persévérance. Et t'as parfaitement conscience que ton boulot ne sera pas compatible avec une plus grande notoriété, qu'il va falloir que tu raccroches. Mais difficile à faire, quand une des filles que tu conduis te retourne la tête dès qu'elle pose ses grands yeux sur toi. Pourtant tu l'sais que t'as pas le droit de toucher aux filles, et tu t'y risquerais pas, tu sais très bien c'que tu risques. Pablo et Stacy ont mystérieusement disparu, après que leur relation ait été découverte par le patron. T'as pas vraiment envie qu'il t'arrive la même chose. [ NINE ] Il faut encore parler de Luna, quatrième membre du groupe et seule fille. Quand vous avez formé FFTH, il paraissait logique que personne ne toucherait à Luna. Comme un arrangement tacite, afin d'éviter tout problème entre les membre du groupes. Et t'étais le premier à te dire que c'était une bonne chose, que ça risquerait de tout foutre en l'air, si ça devait arriver. Pourtant, t'as fini par succomber à ses charmes. Tu t'es fait avoir comme un bleu, sans pouvoir lutter, sans pouvoir rien y changer. Son frère étant aussi membre du band, c'était donc une raison de plus, pour que cela devienne votre secret, de peur qu'il ne vous le pardonne pas. Une histoire de cul, qui doucement se mue en histoire de cœur. Après six mois à dissimuler votre relation, vous avez fini par tout balancer aux autres, avant que ce ne soit trop tard. Avant que plus rien ne soit rattrapable. Le coup fut rude, difficile à encaisser, mais tout le monde a fini par se faire à l'idée, même son frangin. Même si ça a pris du temps, même si t'as eu plusieurs fois l'impression qu'il allait te casser la gueule. T'étais amoureux, elle aussi. Et elle t'acceptait tout entier, avec tes qualités, mais aussi tes défauts. Pourtant plus le temps passait plus ta façon d'être lui pesait, elle a bien tenté de passer outre, mais ça devenait toujours plus difficile. Pas assez démonstratif, trop silencieux, jamais jaloux, comme si tu ne tenais pas à elle. Elle crevait de ton attention, que tu semblait ne pas lui accorder, alors que c'était tout le contraire. Alors, elle a commencé à te chercher, pour te faire réagir. Les disputes se faisaient toujours plus nombreuses, elle criait, mais tu ne réagissait pas, gardant toujours ce clame légendaire. Alors elle a fini par rompre, non sans saccager ton cœur au passage, mais tu ne te sentais pas le droit de lui faire des promesses, que tu te savais incapable de tenir, pour la retenir. Vous avez promis aux autres, que ça ne changerait rien dans le groupe, et vous vous y êtes tenus, non sans mal. Mais ne plus être ensemble et passer autant de temps l'un avec l'autre, ne vous a aucunement aidé à passer à autre chose. Alors de temps en temps, vous chutez à nouveau dans votre ancienne routine. Tu sais que c'est mauvais, tu sais que ça ne va rien vous apporter de bien, mais tu peux pas lutter. Et aussi égoïste que ça puisse être, c'est un moyen de plus de tenter de t'enlever cette petite brune du boulot de la tête. T'es un sacré connard sur ce coup Woźniak.