Ce n'était pas le genre d'endroits auquel il était habitué.
En arrivant, son badge explicitement à la vue de chacun pendant à son cou, une petite rousse au chignon sévère lui avait dit de s'asseoir là, et d'attendre. Ce qu'il fit, pendant dix bonnes minutes le temps de griller deux cigarettes, incendiant les ruines qui lui faisaient office de poumons. C'était le chaos tout autour de lui, l'équipe du tournage semblait en proie à une force invisible qui essayait de retarder le tournage de ce film et si les minutes défilaient, lui n'avait pas une seule seconde à perdre. Il continua d'observer l'environnement autour de lui, jugeant les intérêts de chacun avant de se décider à ignorer les indications de la rousse qui n'avait pas pris la peine de se présenter, et qui avait sûrement oublié Niko et son badge Guest.
Il était là pour lui rendre visite, pas pour attendre.
Il se releva, et commença à déambuler sur le plateau se situant à l'extérieur de la caserne des pompiers. Les bras ballants, il tenait entre ses doigts une poche en carton contenant deux cafés moyens, avec des doses de sucre et de lait en quantité. Sa mâchoire carrée dévisageait les cascadeurs et doublures qui s'entraînaient pour leurs scènes, se contenant de suivre les panneaux jusqu'à arrivé au parking sur lequel il pu observer les caravanes du casting. S'il n'était pas en train de tourner, le titan de muscles devait être là en train de peaufiner son minois. Sifflotant, il trouva bien vite la caravane de sa proie. Écrasant l’escabeau en métal de ses grosses semelles, il fini par toquer à sa porte sourire creusé enfilé sur les babines "Ils ont trouvé un uniforme à ta taille ?" lança-t-il quand la porte s'ouvrit sous son nez. Difficile d'imaginer les boutons résister. Il regarda à droite et à gauche "Je suis pas certain d'avoir le droit d'être là... Tu me laisses rentrer ? Ou j'attends que tu rentres en scène silencieusement ?" il ignorai où était sa place ici, ce n'était pas son environnement de prédilection. Il avait décidé de venir pour Antone, pour être dans sa vie et s'il n'avait pas fumé un joint avant de venir il serai déjà moite de sueur "Est-ce que je dois retirer mes chaussures ?" il arqua un sourcil, attendant une réponse et se décidant finalement par la fermer.    

Les mots dans l'esprit d'Antone défilaient à la vitesse de la lumière, sans pour autant qu'il ne soit censé en prononcer un seul d'entre eux. Les pupilles dilatées par les ampoules au-dessus du miroir, il appliquait soigneusement chacun des produits qu'on lui avait offert. La peau mate, les cernes effacées, son regard vint se perdre dans le vague de son reflet ; une silhouette monstrueuse aux traits inhumains lui apparaissait, comme une chimère qui serait venue lui arracher l'âme pour prendre le contrôle du corps. Il entendit un bruit, au-dehors, le producteur qui annonçait l'entrée en scène des deux rôles majeurs ; une blonde marquée par deux grossesses et une carrière ratée et un espèce de paon qui se pavanait toujours, sourire ravageur et babines retroussées. Il était aussi bien là, après tout, dans le silence de sa caravane d'artiste. Et à nouveau, un son vint troubler la quiétude de l'endroit ; la porte s'ouvrit, et Antone s'empressa de fermer le bouton supérieur de sa chemise avant de dévisager le nouveau-venu. Ses lèvres se retroussèrent sur un immense sourire ; voilà qui venait pimenter une journée déjà bien remplie. "C'est toujours un plaisir de te voir mon pote. Merci pour le café." Réduire les mots et le volume pour ne pas trop faire raisonner la voix dans sa propre tête.

"Installe-toi, j'ai une seule scène et c'est dans deux heures." Respirer, chasser la peur dans son crâne, l'horreur de ses vocalises ignobles, trop sombres, trop lourdes. Tourner la chaise vers Niko, le regarder, dévisager, presque, et sourire à nouveau, presque naïvement. L'index qui vient chasser une cigarette dans la poche droite, la main gauche qui farfouille aveuglement la table pour dégoter le cendar. "T'as un feu ?" Silence qui planait, ambiance lourde de son stress quotidien, les muscles qui le tiraillaient plus que de raison et les yeux qui tardaient à se fermer. Mais il se sentait bien, là, près de cet esprit qu'il connaissait par cœur -ou qu'il avait connu par cœur.

Il monta dans la caravane, laissant le titan fermer derrière lui. Il retira d'abord sa veste en cuir, apparaissant en chemise légère, les jambes recouvertes d'un jean bleu délavé. Antone lui était en plein préparatifs, la gueule devant le miroir et la peau recouverte de retouches: certaines choses ne changent jamais "T'inquiètes, c'était encore un peu trop tôt pour la vodka de toute façon.". Il se mit à fouiller dans ses poches, à la recherche d'un briquet qu'il était certain d'avoir "Que fait Antone Padovanos pour se préparer à une scène qui aura lieu dans deux heures alors ? Je pourrai sûrement revendre l'information à tes fans." ses doigts finirent par caresser le métal froid du zippo. La mèche s'enflamma et il la rapprocha de son visage, embrasant l'extrémité du bâton empoisonné sans le quitter des yeux, s'assurant tout de même que la flamme ne fasse aucun ravages "On va pas me virer si on me choppe ici ?" il ne regrettai certainement pas de s'être faufilé dans le dédale du septième art, surtout en apprenant que l'homme-fort ne se pointerai pas avant deux heures ! Il regarda autour de lui, la caravane était neuve et sentait les produits ménagers "C'est pas les mêmes que dans notre enfance." constata-t-il, en s'attardant sur le moindre détail. Il n'y avait aucune âme ici, si ce n'est celle du greco-américain qui se débattait contre son doppelganger dans le miroir. Il méritait mieux, cent fois, plus que ce que cette ville avait à retirer à ses âmes en perdition. Il se redressa, incapable de rester assis ne serai-ce que cinq minutes, pour observer la quantité de maquillage dont disposait l'acteur "On a la même nuance de fond de teint." affirma-t-il, se rappelant de ses shows dénudés, le jockstrap rempli de billets. Quand les ravages des raves et des excès de drogue se faisaient voir, il se révéla être un pro pour dissimuler les cernes et transformer sa gueule de junkie par la magie du maquillage. Lui et ses airs si macho n'étaient en rien sexiste "En quoi consiste cette scène du coup ?" il était en train de se recoiffer dans le miroir, mais guettait également le reflet de Padovanos qui ne le lâchait pas des yeux. Nerveux, il l'était carrément. Il n'arrivait pas à rester statique et quantité de pensées fusaient dans son esprit, toutes résultants du même souhait: il voulait que les choses se passent bien avec son meilleur ami qu'il avait perdu depuis tant de temps. Et si la ville n'avait pas fonctionné pour lui, il espérai que le brun puisse obtenir tout ce qu'il méritait; à commencer par plus que des rôles de façades, exposant tout ce que Antone avait à apprendre à la caméra. Et si jamais il ne se sentirai prêt à franchir le grand pas dans l'avenir, Niko serai là pour le pousser sans crier garde. Il attrapa son café, le porta à ses lèvres et laissa le liquide dévaler sa gorge. Noir et sans sucre "T'as de la chance je bosse de nuit aujourd'hui. Je vais pouvoir te faire chier pas mal de temps." il ponctua la phrase de son plus beau sourire, esquissant ses fossettes et dévoilant ses deux rangées de dents blanches.

Trop tôt pour de la vodka ; à s'imaginer substituer à son propre sang de l'alcool fort, Antone saliva. L'alcool, mère d'amnésie, mère de détente, mère des chairs et des nuits d'indécence, alcool, substance divine qui venait anesthésier la moindre douleur, le moindre doute. Les flammes du zippo vinrent lécher la pulpe de sa peau lorsque Niko lui alluma sa cigarette d'un peu trop près. Il ne voulait pas éluder la question, mais y répondre le plus rapidement possible ; le moins de mots, le moins de syllabes. "Je m'emmerdais sec." Concis, efficace, véridique. Il s'arracha à lui-même un faible sourire. "Et toi ?" Il savait qu'il était là pour lui, mais Antone voulait l'entendre, l'intégrer, sentir le plaisir monter à chaque lettre prononcée. Nouveau sourire à la remarque sur la caravane ; une bouffée de nostalgie, l'époque où il n'avait pas mué, où il était à peine plus grand que ses pairs, pas cet immense golem irritable et irrité. Effectivement, Niko ne se trompait pas ; sans même le quitter du regard, le bouffant toujours des yeux comme on croquerait un bonbon d'enfance, Antone savait que l'intérieur était plus luxueux, l'acier plus récent, les couleurs plus modernes. Et ça l'énervait ; il ne sentait pas à sa place ici, poupée gigantesque de métal qui frappait le coin des meubles au moindre mouvement, dont la tête se heurtait au plafond à chaque fois qu'il se redressait. "C'est pas pareil, non." Il prit quelques minutes ensuite, quelques morceaux de silence, pour intégrer la remarque sur le fond de teint ; le colosse savait bien que son meilleur ami était passé par des cases obscures, et que cette phrase l'y renvoyait, et il ne voulait pas le brusquer. Les phrases se mélangèrent, dans un nœud compliqué, et il inversa l'ordre de ses réponses. "Scène muette. Je passe, je pécho une nana, je sors." Haussant les épaules, les poumons inspirant la nicotine. "Faut faire gaffe avec ce fond de teint, il file des boutons." Brusquement muet, de nouveau, le regard rivé dans les pupilles de l'autre. "Tu me fais pas chier. Au contraire." C'était bizarre dans sa tête, de prononcer ce genre de phrases, et pourtant y avait comme une étincelle dans un petit coin de son estomac qui se félicitait d'avoir repris Niko dans sa vie. Pilier inexorable, pilier fondamental, pilier pilier. Il lui adressa un nouveau sourire. "Balade dans les studios ?"

Il entendait Antone, pesant le poids de chacune de ses paroles, suivant le fil d'Ariane et les torches d'Hécate dans les ténèbres de son quotidien. Ça faisait un petit moment que le colosse était dans le métier, Niko avait prit soin de dévorer la filmographie de son meilleur ami bien avant de retrouver celui-ci, et c'est à peine s'il effleurait le succès auquel il avait droit. Il était et demeurait pour le junkie un objet de fascination, il se demandait ce qui pouvait animer son esprit et quels sortes de démons pouvaient le tourmenter. S'il ne pouvait l'aider à réduire à néant ces détracteurs, il s'assurerai que cet homme -qu'il voyait encore sous un angle comme un gamin- resserre la laisse autour de ses tourments "J'ai fais en sorte de paraître décent, histoire de pas me faire refouler à l'entrée malgré ton badge." il se retourna vers lui, plongea dans son regard pour poursuivre "Merci pour l'invitation. Ça fait plaisir, et ça m'fait plaisir que tu sois content, pour le café. Et pour ma présence." il balaya l'air de sa main dans un rire étouffé, comme pour chasser sa maladresse. S'il avait du mal à s'ouvrir et à remercier les visages de sa vie d'aujourd'hui, redevenir le garçon présent et loyal pour ceux de son ancienne vie relevait d'un instinct naturel, inscrit dans son code génétique.

Antone était devenu un bel homme, au physique de demi-dieu taillé dans le marbre même. Un titan à la voix rocailleuse provenant des profondeurs de la terre. C'est l'image qu'il renvoyait, et Niko se demandait combien de personnes étaient en mesure d'affirmer reconnaître Antone dans sa totalité, et pas seulement un morceau de chair ou une belle gueule. Mais cette scène était un petit plus parmi tant d'autres et qui plairai aux fans. Un jour il finirai par avoir plus, beaucoup plus. Ils iraient jusqu'à produire ce film ensemble s'il le fallait, surfant sur un éventuel buzz médiatique sous la grâce des réseaux sociaux.
Il quitta sa rêverie, refoulant ces idées relevant d'avantage du fantasme "Sympa, j'ai hâte de voir ce que ça va rendre." il mâcha un rictus, mélangeant avec habilité humour et sincérité "J'te filerai une lotion pour tes boutons, et volontiers pour la visite guidée !" c'était plus excitant que de rester assis, ça serai aussi peut-être moins gênant ? Il était curieux de savoir où dans la caserne son bro allait se frotter contre une collègue actrice. Ils quitta la roulotte qui manquait cruellement de vie, non sans admirer de la tête au pieds Antone dans sa tenue de pompier. Existait-il une tenue qui ne lui convenait pas ? "Du coup, tu t'es retrouvé comment sur cette production ? J'veux savoir comment ça se passe ! Et je veux aussi voir où est-ce que tu vas tourner ta scène dans deux heures." il marchait à côté de Antone, les mains dans les poches de ses vestes en jouant nerveusement avec son trousseau de clés, grelottant sans cesse "Tu t'es fais des contacts intéressant pour de futurs projets ?" se créer un réseau devait être primordial dans ce métier, il n'y connaissait rien mais c'est ce qu'il s'imaginait. Son téléphone était rempli de contacts en toujours, des êtres à la dérives sur les ailes d'une déesse lunaire, mère des vices et de la décadence la plus totale.

Antone avait cette tendresse infinie pour ce vestige d'enfance, humain onirique flirtant avec les rêves de nostalgie de son passé, bien avant les tourmentes, bien avant les problèmes, les murs, la tristesse infinie qu'il portait en sac à dos, fardeau alourdi chaque jour davantage. Il avait cette amitié un peu spéciale pour Niko, qui avait été son meilleur ami et le demeurait toujours, quand bien même ils s'étaient perdus de vue tout ce temps ; l'avoir retrouvé à présent lui semblait fantastique, le premier éclat de joie dans un ciel bien obscur. "Ils ne t'auraient pas refoulé." Sa façon à lui de complimenter l'autre, sans en dire trop, comme toujours. Fin sourire, guépard de lèvres qui s'élargissaient sur son visage marbré.

Court silence, petite trêve dans leur discussion animée ; il parlait, Antone, et c'était déjà pas mal. Son regard toujours fixé dans celui de Niko, il faillit articuler une phrase, balbutia quelques sons maladroits, mais s'y refusa au dernier moment ; ça n'avait pas de sens, guère plus d'importance, c'était une façon de meubler le blanc qui s'était épaissi, et qui commençait à le déstabiliser encore davantage. Et finalement, c'est Niko qui franchit le fossé, et il se redressa de toute sa stature, sculpture brusquement animée. "Hâte de voir si ta lotion marchera. Viens, on y va." Les marches de la caravane dévalées, quelques mètres devant eux et une discussion un peu plus professionnelle qui se profilait. Il haussa les épaules. "Je sais pas comment je suis arrivé ici. Un casting qui a plu sans doute. J'en perds le compte. J'en fais trop." Les cernes qui trahissaient son état de fatigue particulièrement avancée, zones bleutées sur son visage plus pâle ces derniers jours, et la coulée des larmes occasionnelles qui avait creusé elle aussi de petits fleuves épidermiques. "Tu viendras toute à l'heure." C'était pas vraiment un ordre, malgré son ton autoritaire, c'était une requête, un désir, l'envie de prolonger le temps qu'ils passeraient ensemble, de prolonger l'euphorie régulière de leurs retrouvailles occasionnelles. "J'ai rien en vue." C'était étonnant ; c'était une vraie bête de travail, mais ces derniers temps la fatigue avait pris le pas sur la motivation et il lui arrivait -trop souvent- de se laisser couler dans son canapé à quatorze heures et de ne pas s'en lever avant le lendemain soir. "Et toi ? Dis-moi que t'as trouvé un vrai travail." Un peu de réprobation, l'envie de voir Niko décoller comme il le méritait, les ailes en avant et les doigts tendus vers un paradis qui n'attendait que lui. Large sourire, les épaules l'étaient autant et la silhouette qui dépassait d'une bonne tête presque tout le monde ici. "Tiens, voilà la fameuse blonde." Faux rictus envers elle, puis le dos tourné, le soupir.